L’hommage posthume d’un homme de radio

Extraits des mémoires de Jean-Pierre Belmon :
25 ans de radio décentralisée en Provence

Véritable passeur de mémoire,
son travail et sa ténacité ont contribué à hisser
la langue et la culture provençales
« de la vergogne à la fierté »

“À la fin des années soixante-dix la France man­quait d’air et moi j’étouffais dans un col­lège avec ce sen­ti­ment que mes élèves étaient la copie conforme de leurs parents, loin, si loin des espoirs que la jeu­nesse avait sus­ci­tés. L’école deve­nait ce « râte­lier » abhor­ré par Rimbaud. Je rêvais des Marquises, du « vent sucré des îles dorées », de ces ailleurs hypo­thé­tiques qui sont tou­jours mieux qu’ici. Pour mon Service mili­taire, j’avais coopé­ré ter­ri­ble­ment dans un col­lège de jeunes filles d’Agadir. Je vou­lais repar­tir : Port Vila-Vanuatu (les anciennes Nouvelles Hébrides) était en point de mire. Pourquoi a‑t-il fal­lu que je ren­contre celui qui m’a trans­mis la pas­sion de la Radio, un cer­tain Robert Dagany qui par­lait dans le poste à Marseille Provence.

Coincée entre le champ de la foire de Marseille et l’énorme stade Vélodrome, l’allée Ray-Grassi ne débouche sur rien. À l’époque, le début des années 80, on peut s’y garer sans pro­blèmes, sur­tout le same­di matin. C’est là que se dresse la tour de la radio-télé­vi­sion. La pre­mière fois où je pénètre dans le hall, j’ai le sen­ti­ment de m’immiscer dans une des for­te­resses du pou­voir ; je ne sais pas encore que les stu­dios vont deve­nir mon quo­ti­dien. Il faut dire que pour fran­chir le fleuve de la rue, il y a un pas­seur. Robert Dagany, son sou­rire réser­vé, son écoute atten­tive. Robert qui vient de com­men­cer la pre­mière émis­sion bilingue à ma connais­sance. Ça s’appelle « Francitance » et chaque same­di matin, nous sommes des mil­liers à nous bran­cher sur le poste.
Il faut dire qu’on l’attendait depuis si long­temps, cette lucarne radio­pho­nique. On s’était même retrou­vés à plus de cinq mille pour mani­fes­ter dans les rues de Mar­seille. Nous avions reven­di­qué, Robert le fai­sait, lui qui ne par­lait pas la langue mais qui bai­gnait dans cette culture médi­ter­ra­néenne par sa famille lan­gue­do­cienne de Bizanet-Corbières.

“Avec Francitance, c’est Robert Dagany qui m’a transmis la philosophie de ce métier”

Comment on s’est ren­con­trés ? Je ne pour­rais le dire. Ce que je sais, c’est que bien vite, le stu­dio du pre­mier étage m’est deve­nu fami­lier, d’abord comme invi­té, ensuite comme col­la­bo­ra­teur béné­vole. Il faut dire que j’étais en ins­tance de départ et Robert m’avait dit : « Viens me don­ner un coup de main ». Avec les années, je réa­lise qu’il n’avait pas vrai­ment besoin de mon aide mais qu’il avait dû sen­tir mon envie, ma pas­sion même pour cette quête du pays qu’il entre­pre­nait sur l’antenne. Car ce qui était nova­teur dans « Francitance », outre l’emploi de la langue en situa­tion de nor­ma­li­té, c’est-à-dire, non plus dans un ghet­to réser­vé aux spé­cia­listes, mais se mêlant au fran­çais lorsque natu­rel­le­ment elle sur­gis­sait, c’était aus­si que les vedettes, le pivot de l’émission, c’étaient les gens que Robert savait écou­ter : un autre Marseille sur­gis­sait des pou­belles de l’histoire : Marie de Sormiou, le Racati, les bagarres entre ceux de la butte des Carmes et le Panier. Marseille des petites gens et de leurs bon­heurs ordi­naires, une ville râleuse et tendre, mul­tiple de ses vil­lages encore pré­sents sous le béton nive­leur d’un urba­nisme à son pon­ti­fi­cat.
“Mais, Robert, chez moi c’est pas Marseille !
- Mais c’est pareil ! Tu n’as qu’à aller les enre­gis­trer ! »
Et me voi­là, magné­to Uher en ban­dou­lière – celui que me prê­tait l’Institut d’Etudes Occitanes puisque j’étais béné­vole – navi­ga­teur de hautes terres à voya­ger « la Provence » de Sisteron à Saint-Rémy…./…. Quelle leçon ! Je vou­lais « par­ler dans le poste » et on m’ex­pédiait écou­ter les gens. La radio avait alors quelque chose de magique. Les gens au bout du télé­phone res­taient sou­vent inter­dits lorsque la radio les appe­lait. On n’était pas habi­tué.
« Pourquoi moi, jus­te­ment ?
- Parce que vous avez des choses à dire !
- Mais ça n’intéressera per­sonne !“
Mais si, que ça inté­res­sa beau­coup de monde ! Seu­lement voi­là, à l’époque, on s’était accou­tu­mé à entendre les offi­ciels, les por­teurs de parole ins­ti­tu­tion­nelle, pas ceux qui dans leurs mots véhi­cu­laient toute une culture popu­laire qui bien sou­vent s’exprimait en pro­ven­çal. Que de moments pri­vi­lé­giés, de ren­contres intenses. Mestre Arnaud de Manosque, Marcel Bonnet à Saint-Rémy, Capiano, le curé-prud­homme des pêcheurs de Martigues. Parce qu’ils disaient le pays par le médium de la radio, cette culture du quo­ti­dien qu’ils racon­taient révé­lait sa gran­deur auprès d’un public qui lui-même en était le véhi­cule : « À la radio, ils parlent comme nous ». Combien de fois l’avons-nous enten­due, cette réflexion ? Cela reste, après bien des années, une devise que je reven­dique. Il faut cepen­dant rap­pe­ler ici la situa­tion de qua­si mono­pole dont nous jouis­sions alors. Certes, il y avait les grands réseaux, RMC, Europe mais sur le tran­sis­tor, ceux-là émet­taient en grandes ondes. Nous pro­po­sions un autre son. Et puis sur­tout, nous étions la seule et unique radio régio­nale, du moins dans nos décro­chages mati­naux puisqu’à par­tir de midi et demi, c’est FR3 radio-natio­nal qui repre­nait l’antenne. Pour com­prendre le contexte de l’époque, une seule anec­dote. J’avais par télé­phone pris ren­­dez-vous avec un pis­teur – c’était je crois à Pra-Loup ou à Jausiers, cer­tai­ne­ment quelque part en Ubaye – et j’en­tends encore l’étonnement de mon inter­lo­cu­teur qui n’arri­vait pas à croire que la radio offi­cielle, la seule radio d’État veuille aller l’interroger jusque dans ses mon­tagnes. Il avait même fal­lu que je le convainque qu’il ne s’agissait pas d’une plai­san­te­rie. Toujours est-il que me voi­là un soir d’automne tra­ver­sant Barcelonnette et arri­vant dans un vil­lage désert. Nous avions conve­nu d’un ren­dez-vous devant la mai­rie. Je devine un peu de lumière, j’entrevois quelques per­sonnes tirant sur la ciga­rette devant une porte, je demande : c’était là ! La salle des fêtes était pleine à cra­quer. Tout le vil­lage m’attendait. Je ne vous dis pas la trouille quand sur la scène, avec mon déri­soire magné­to­phone, j’ai dû enchaî­ner devant le public ma série d’interviews. Personne pour­tant n’est sor­ti avant la fin et quand je suis repar­ti dans les virages au milieu de la nuit, je sen­tis encore le poids de la subite res­pon­sa­bi­li­té qui m’écrasait. J’avais pris ce métier pour un jeu, je décou­vrais com­bien libé­rer la parole sur les ondes, la démul­ti­plier par le miracle de la radio, avait quelque chose de grave et d’important pour tous ces gens qui atten­daient le same­di sui­vant pour s’entendre. Non, ce n’était pas ano­din que d’accomplir, sur le mode de la légè­reté, une chose grave. C’est Robert Dagany qui m’a trans­mis la phi­lo­so­phie de ce métier. La tech­nique, elle, est venue ensuite, tout len­tement, comme un sédi­ment qui se dépose …./….

« Et si on y allait ? » avait dit Robert

“Il faut main­te­nant par­ler du “rouge micro”, de ce fré­mis­se­ment du cœur qui ne me quit­tera jamais lorsque le voyant du stu­dio s’allume et qu’on se retrouve en direct avec tous ceux qu’on ne voit pas. On peut quel­que­fois les entendre, plus ou moins bien, au bout du télé­phone. Sur un thème don­né, Francitance pro­po­sait des repor­tages mais fai­sait aus­si appel à des témoi­gnages, pré­mices de ce qu’on a appe­lé plus tard la radio interac­tive. Les matins où per­sonne n’appelle et les matins où ils sont trop nom­breux à vou­loir racon­ter quelque chose à leurs yeux essen­tiel. Gérer les habi­tués, les spé­cia­listes de la diar­rhée ver­bale et puis ceux dont il faut tirer péni­ble­ment quelques mots. Être le fléau d’une balance ou pra­ti­quer en quelque sorte une maïeu­tique radio­pho­nique. C’est ce que Robert jour après jour nous trans­mit et si je dis nous, c’est qu’en ce prin­temps quatre-vingt-un, il n’était plus seul. Car si je repré­sen­tais la sen­si­bi­li­té occi­tane, bien vite le pro­ven­ça­lisme avait exi­gé un contre­poids féli­bréen. Si j’avais sans doute un peu râlé à l’époque, com­bien aujourd’hui je m’en féli­cite. Silvie nous avait rejoints. Fille d’André Ariès, le fon­da­teur du mou­ve­ment « Parlaren » et pion­nier de la télé­vi­sion en pro­ven­çal, Silvie avait l’impertinence de son âge. Patrice Gauthier était venu la secon­der après quelques mois et je me sou­viens nos dis­cus­sions achar­nées, notre ému­la­tion per­ma­nente. La force de Robert Dagany, c’était bien de trans­for­mer ce qui, sur le ter­rain, était une lutte fra­tri­cide, en com­plé­men­ta­ri­té posi­tive. Et le pire, c’est que ça a mar­ché puisqu’au fil des jours, nous appre­nions à nous connaître, à nous appré­cier aus­si. Vingt-cinq ans après, cette ami­tié ne s’est pas démen­tie. Il convient de pré­ci­ser qu’à cette époque, rien n’était for­ma­té. Nous avions trois heures à rem­plir chaque semaine et nous n’étions pas trop de quatre pour faire le tra­vail. Ce qui ne nous empê­chait pas, quelques fois, de beau­coup nous faire plai­sir. C’était l’époque où l’Italie se décou­vrait une mino­ri­té occi­tane dans ces douze val­lées qui des­cendent des Alpes et moi, j’avais des contacts là-bas. Des Vaudois ren­con­trés dans le vil­lage de Mérindol où j’habitais. Et j’avais racon­té ces héré­tiques venus des Alpes et ins­tal­lés en Luberon au len­de­main de la grande peste de 1348. Puis en pré­mices aux guerres de reli­gion, le mas­sacre per­pé­tré par Maynier d’Oppèdes, Mérindol et Cabrières mis à sac, les vil­lages qui flambent et un géno­cide tota­le­ment oublié en Provence. Mais pas du tout oublié en Italie puisque là-haut, en Val-Pellice, il y avait tou­jours une église vau­doise et des gens qui par­laient occi­tan, mino­ri­té dans la mino­ri­té. Oui, j’avais des contacts ! « Et si on y allait ? » avait dit Robert…
Et nous voi­là tous quatre remon­tant la Durance dépour­vue d’autoroute et fran­chis­sant le Montgenèvre pour gagner cette Palestine du pays d’oc où nous atten­daient les amis. Car amis il y avait qui reçurent super­be­ment la radio fran­çaise. Nous étions à notre corps défen­dant deve­nus une délé­ga­tion qua­si offi­cielle de ce qu’ils appellent « Occitania gran­da » pour défi­nir la par­tie de l’autre côté des Alpes du pays d’oc, un peu comme s’ils étaient, dans l’état ita­lien, la petite Occitanie. Mais une Occitanie vivante jusqu’à l’aube claire, dans ces soi­rées arro­sées de l’Alpina, la taverne de Bobbio Pellice, lorsque les choeurs reprennent ces chan­sons qui font vacil­ler l’âme… ”

https://www.francebleu.fr/infos/culture-loisirs/disparition-de-jean-pierre-belmon-1443191479

https://www.aquodaqui.info/Jean-Pierre-Belmon-homme-de-paroles_a1286.html